Affichages : 29140
Discours d’investiture de Clémenceau 1917
Intervention de M. Georges Clemenceau,
président du Conseil des ministres, ministre de la guerre
pour une déclaration du Gouvernement, à l'occasion de son investiture
ANNALES DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS
20 NOVEMBRE 1917
- EXTRAITS -
M. le président. La parole est à M. le président du conseil pour une déclaration du Gouvernement.
M. Clemenceau, président du conseil , ministre de la guerre. Messieurs, nous avons accepté d'être au Gouvernement pour conduire la guerre avec un redoublement d'efforts en vue du meilleur rendement de toutes les énergies. (Très bien ! très bien !)
Nous nous présentons devant vous dans l'unique pensée d'une guerre intégrale. Nous voudrions que la confiance dont nous vous demandons le témoignage fût un acte de confiance en vous-mêmes, un appel aux vertus historiques qui nous ont faits Français. (Vifs applaudissements.) Jamais la France ne sentit si clairement le besoin de vivre et de grandir dans l'idéal d'une force mise au service de la conscience humaine (Très bien ! très bien !) dans la résolution de fixer toujours plus de droit entre les citoyens comme entre les peuples capables de se libérer. (Applaudissement.) Vaincre pour être justes, voilà le mot d'ordre de tous nos gouvernements depuis le début de la guerre. Ce programme à ciel ouvert, nous le maintiendrons. (Vifs applaudissements.)
Nous avons de grands soldats d'une grande histoire, sous des chefs trempés dans les épreuves, animés aux suprêmes dévouements qui firent le beau renom de leurs aînés. (Très bien ! très bien !) Par eux, par nous tous, l'immortelle patrie des hommes, maîtresse de l'orgueil des victoires, poursuivra dans les plus nobles ambitions de la paix le cours de ses destinées.
Ces Français que nous fûmes contraints de jeter dans la bataille, ils ont des droits sur nous. (Applaudissements prolongés.) Ils veulent qu'aucune de nos pensées ne se détourne d'eux, qu'aucun de nos actes ne leur soit étranger. Nous leur devons tout, sans aucune réserve. Tout pour la France saignante dans sa gloire, tout pour l'apothéose du droit triomphant. (Vifs applaudissements.)
Droits du front et devoirs de l'arrière, qu'aujourd'hui tout soit donc confondu. Que toute zone soit de l'armée. S'il doit y avoir des hommes pour retrouver dans leurs âmes de vieilles semences de haines, écartons-les.
Toutes les nations civilisées sont engagées dans la même bataille contre les formations modernes des vieilles barbaries. Avec tous nos bons alliés, nous sommes le roc inébranlable d'une barrière qui ne sera pas franchie. Au front de l'alliance, à toute heure et partout, rien que la solidarité fraternelle, le plus sûr fondement du monde à venir. (Applaudissements.)
Champ clos des idéals, notre France a souffert pour tout ce qui est de l'homme. Ferme dans les espérances puisées aux sources de l'humanité la plus pure, elle accepte de souffrir encore, pour la défense du sol des grands ancêtres, avec l'espoir d'ouvrir, toujours plus grandes aux hommes comme aux peuples, toutes les portes de la vie. La force de l'âme française est là. C'est ce qui meut notre peuple au travail comme à l'action de guerre. Ces silencieux soldats de l'usine, sourds aux suggestions mauvaises (Applaudissements.) ces vieux paysans courbés sur leurs terres, ces robustes femmes au labour, ces enfants qui leur apportent l'aide d'une faiblesse grave : voilà de nos poilus. (Nouveaux applaudissements.) De nos poilus qui, plus tard, songeant à la grande oeuvre, pourront dire, comme ceux des tranchées : J'en étais. Avec ceux-là aussi, nous devons demeurer, faire que, pour la Patrie, dépouillant nos misères, un jour, nous nous soyons aimés.
S'aimer, ce n'est pas se le dire, c'est se le prouver. (Vifs applaudissements.) Cette preuve, nous voulons essayer de la faire. Pour cette preuve, nous vous demandons de nous aider. Peut-il être un plus beau programme de Gouvernement ?
Il y a eu des fautes. N'y songeons plus que pour les réparer.
Hélas, il y a eu aussi des crimes, des crimes contre la France, qui appellent un prompt châtiment. (Vifs applaudissements.) Nous prenons devant vous, devant le pays qui demande justice, l'engagement que justice sera faite selon la rigueur des lois. (Très bien ! très bien !) Ni considérations de personnes, ni entraînements de passions politiques (Vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite. -Interruptions sur les bancs du parti socialiste) ne nous détourneront du devoir ni ne nous le feront dépasser.(Très bien ! très bien !) Trop d'attentats se sont déjà soldés sur notre front de bataille, par un surplus de sang français. Faiblesse serait complicité. Nous serons sans faiblesse, comme sans violence. Tous les inculpés en conseil de guerre. Le soldat au prétoire, solidaire du soldat au combat. Plus de campagnes pacifistes, plus de menées allemandes. Ni trahison, ni demi-trahison : la guerre. (Applaudissements.) Rien que la guerre. Nos armées ne seront pas prises entre deux feux, la justice passe. Le pays connaîtra qu'il est défendu. (Nouveaux applaudissements.)
Et cela, dans la France libre, toujours. Nous avons payé nos libertés d'un trop grand prix pour en céder quelques chose au-delà du soin de prévenir les divulgations, les excitations dont pourrait profiter l'ennemi. Une censure sera maintenue des informations diplomatiques et militaires, aussi bien que de celles qui seraient susceptibles de troubler la paix civile. (Mouvements divers sur les bancs du parti socialiste. -Applaudissements à gauche, au centre et à droite.) Cela jusqu'aux limites du respect des opinions. Un bureau de presse fournira des avis -rien que des avis- à qui les sollicitera. En temps de guerre, comme en temps de paix, la liberté s'exerce sous la responsabilité personnelle de l'écrivain. En dehors de cette règle, il n'y a qu'arbitraire, anarchie. (Applaudissements.)
Messieurs, pour marquer le caractère de ce Gouvernement, dans les circonstances présentes, il ne nous a pas paru nécessaire d'en dire davantage. Les jours suivront les jours. Les problèmes succéderont aux problèmes. Nous marcherons du même pas, avec vous, aux réalisations dont la nécessité s'impose. Nous sommes sous votre contrôle. La question de confiance sera toujours posée. (Très bien ! très bien !)
Nous allons entrer dans la voie des restrictions alimentaires, à la suite de l'Angleterre, de l'Italie, de l'Amérique elle-même, admirable d'élan. Nous demanderons à chaque citoyen de prendre toute sa part de la défense commune, de donner plus et de consentir à recevoir moins. L'abnégation est aux armées. Que l'abnégation soit dans tout le pays. (Applaudissements.) Nous ne forgerons pas une plus grande France sans y mettre de notre vie.
Et voici qu'à la même heure quelques chose de notre épargne, par surcroît, nous est demandé. Si le vote qui conclura cette séance nous est favorable, nous en attendons la consécration par le succès complet de notre emprunt de guerre, suprême attestation de la confiance que la France se doit à elle-même quand on lui demande pour la victoire, après l'aide du sang, l'aide pécuniaire dont la victoire sera la garantie. (Applaudissements.)
Messieurs, cette victoire, qu'il nous soit permis, à cette heure, de la vivre, par avance, dans la communion de nos coeurs à mesure que nous y puisons plus et plus d'un désintéressement inépuisable qui doit s'achever dans le sublime essor de l'âme française au plus haut de ses plus hauts espoirs.
Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d'acclamations accueilleront nos étendards, vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. (Applaudissements.) Ce jour, le plus beau de notre race, après tant d'autres, il est en notre pouvoir de le faire. Pour les résolutions sans retour, nous vous demandons, messieurs, le sceau de votre volonté. (Vifs applaudissements répétés et prolongés à gauche, au centre, et à droite.)
Au cours de l’année 1917, la France s’est trouvée confrontée à plusieurs difficultés. En premier lieu, alors que la guerre dure depuis trois ans et qu’aucune issue victorieuse ne semble se dessiner, l’État-major décide sur la proposition du général Nivelle, de lancer une grande offensive dont on espère qu’elle sera décisive. Organisée en Champagne, dans la zone du Chemin des Dames, le 16 avril 1917, elle connaît un échec quasi immédiat et se solde par de très lourdes pertes. Aussi cet échec est-il à l’origine d’un profond découragement chez les soldats ; il est l’origine indirecte des mutineries qui se produisent à partir de mai : même si elles sont limitées (40 000 soldats), elles concernent un nombre important d’unités, en ce sens, 1917 est « l’année terrible ». Même si les soldats rejettent l’idée d’une paix qui serait payée au prix de la défaite, elles traduisent une réelle désaffection vis-à-vis des méthodes de guerre employées jusque-là et une incompréhension entre les soldats et une partie de leur hiérarchie. L’année 1917 est aussi une année de difficultés pour les civils : lassitude devant une guerre qui dure, hausse continuelle des prix sont à l’origine de mouvements sociaux, de grèves. Certes, on ne constate guère de défaitisme, mais le moral de la population civile faiblit, comme en témoignent les rapports des préfets.
Enfin, comme ses Alliés, la France doit faire face à l’affaiblissement de la Russie ; les désertions se multiplient dans l’armée russe au lendemain de la révolution de Février. En décembre, les bolcheviks décident de cesser le combat. Les troupes allemandes vont pouvoir se replier sur le front occidental ; la pression sera donc très forte sur les Anglais et les Français, alors même que les États-Unis, en guerre à leurs côtés depuis avril, n’ont encore envoyé que des troupes en nombre très limité.
Clemenceau est, en 1917, un homme politique à la carrière déjà longue. Commencée sous la Commune en 1871, celle-ci l’a conduit aux fonctions de député, de sénateur, puis de président du Conseil entre 1906 et 1909. Farouchement républicain, il est un radical, même s’il n’est pas officiellement membre du parti du même nom. Acteur de premier plan dans l’affaire Dreyfus (il a publié dans son journal L’Aurore, le « J’accuse » de Zola en 1898), il est réputé pour sa fermeté de caractère, son patriotisme, son esprit combatif et son redoutable talent oratoire qui en fait « le tombeur de ministères ». Nommé président du Conseil en novembre 1917 par le président de la République Raymond Poincaré, avec lequel il n’a pourtant que peu d’affinités, il se présente devant la Chambre des députés, conformément à la logique de la République parlementaire. Il vient solliciter la confiance des représentants du peuple, afin de pouvoir gouverner en son nom : « nous voudrions que la confiance dont nous vous demandons le témoignage… ». Mais, au-delà de cette nécessité juridique, il veut proposer à la nation une stratégie qui ne peut être que celle de la victoire : « tout pour la France saignante dans sa gloire, tout pour l’apothéose du Droit triomphant ». Il veut convaincre de la nécessité d’un ultime effort : «jamais la France ne sentit si clairement le besoin de vivre et de grandir dans l’idéal… » et entend donc redonner au pays les forces morales qui se sont quelque peu affaiblies depuis le début de 1917. Il prononce donc un discours de mobilisation patriotique : « par eux, par nous tous, l’immortelle Patrie des hommes, maîtresse de l’orgueil des victoires …». Il veut gagner la guerre. L’on notera cependant que malgré les circonstances exceptionnelles, le cadre démocratique et parlementaire a été préservé, même si Clémenceau met en place un système très autoritaire, à la différence de l’Allemagne, où l’État-major s’est emparé du pouvoir.
Le ton utilisé est d’abord patriotique. Clemenceau fait un panégyrique des soldats (« de grands soldats d’une grande histoire ») et de leurs chefs (« trempés dans les épreuves »). Il prend même parfois le ton de l’épopée ; Clemenceau inscrit son discours dans une tradition historique qui est celle de la grande Nation de l’An II. Il mobilise toutes les formes du lyrisme et, dans sa péroraison, n’hésite pas à décrire de façon visionnaire le jour de la Victoire, en martelant les formules épiques (« Nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, sublime évocation de nos grands morts »). Le discours, comme habité par un souffle patriotique, s’inscrit dans la grande tradition des discours républicains et constitue incontestablement l’un des exemples les plus forts de l’art oratoire de la IIIe République.
Mais, au-delà de ces aspects formels, essentiels dans une culture politique parlementaire, ce sont surtout des valeurs que Clemenceau mobilise : il situe la guerre dans un combat du Bien contre le Mal (« les formations modernes des vielles barbaries »), de la Civilisation contre ses ennemis ; la guerre est décrite comme une guerre du Droit (« vaincre pour être justes »), conduite par la France, « patrie des hommes ». Il ne fait ici que reprendre et amplifier le discours officiel propagé par tous les gouvernements depuis août 1914. La France, « contrainte » de jeter ses enfants dans la bataille, mène une guerre juste, qu’elle gagnera grâce à la force de son unité nationale (« la solidarité fraternelle »). Aussi Clemenceau parle-t-il avec fermeté et autorité ; il emploie le présent et le futur, qui sont les temps de la décision et jamais le conditionnel qui traduirait le doute. Ses phrases sont courtes, claquent comme des ordres ; le ton est celui du chef qui mobilise ses troupes et les entraîne derrière lui.
Clemenceau appelle à la « guerre intégrale », autre mot pour parler de guerre totale. Guerre de soldats, guerre matérielle, mais également guerre qui mobilise toutes les forces psychologiques et tous les ressorts moraux (« nous leur devons tout, sans aucune réserve »). Le front et l’arrière ne peuvent être dissociés (« droits du front et devoirs de l’arrière, qu’aujourd’hui tout soit donc confondu »). Les civils participent à la victoire par leur travail et par leur contribution financière (emprunts de guerre : « quelque chose de notre épargne, par surcroît, nous est demandé »). Tous les problèmes individuels doivent donc s’effacer devant l’impératif de la guerre. « Je fais la guerre, encore la guerre, toujours la guerre » affirme-t-il dans un autre de ses discours et pour cela, il mobilise tous les moyens disponibles (« un seul devoir, et simple : demeurer avec le soldat, vivre, souffrir, combattre avec lui »). Tout pour le front : par la conscription obligatoire, les hommes en âge de combattre sont sur le front.
La production d’armement (obus, canons…) est prioritaire et coordonnée par un ministre de l’Armement ; certains biens sont réquisitionnés au profit de l’armée (dès 1914, les chevaux …). À l’arrière, toute l’activité économique sert à alimenter la guerre (transports, armement…). Il s’appuie sur une propagande intense destinée à encadrer la population pour assurer la cohésion nationale, à la baigner dans cette « culture de guerre » à laquelle les enfants n’échappent pas (ex jeux, textes, fusils en bois, images…).
La guerre devient dure à l’arrière et comme le Tigre le rappelle, la France va « bientôt entrer dans la voie des restrictions alimentaires » et en effet les populations sont rationnées pour le sucre, le pain, la viande (cartes d’alimentation), les textiles. Elles sont mobilisées pour contribuer à la production de munitions (munitionnettes) ; elles apportent leur soutien moral aux combattants (« marraines» de guerre). Autrement, dit, depuis 1914, et plus encore à partir de novembre 1917, toutes les énergies sont tendues vers un seul but : la victoire : « l’abnégation est aux armées. Que l’abnégation soit dans tout le pays ». C’est un suprême effort qui est demandé aux Français, à tous les Français.
Ce discours, qui sera largement approuvé par la Chambre (la confiance est votée par 418 voix contre 65) marque une nette inflexion dans la conduite de la guerre et l’attitude des Français. Clemenceau met fin aux doutes qui avaient pu s’exprimer ici et là, rejette toute idée de négociation ou de paix blanche, fait arrêter ceux qui avaient pu y songer (Caillaux et Malvy), fait partager sa résolution à une majorité (« nous sommes le roc inébranlable d’une barrière qui ne sera pas franchie »). Il manifeste une véritable haine à l’encontre des défaitistes, auxquels les pacifistes sont associés : « abdiquer tout ce qui n’est pas de la Patrie ». Même si des troubles sociaux se produisent encore en 1918 (grèves), ils ne remettent pas en cause l’objectif de la victoire.
Clemenceau, par son patriotisme flamboyant, ses références à un jacobinisme brûlant, a su remobiliser la nation ; il y trouve l’un de ses surnoms « le Père La victoire ».